MAI 1959

             

            Le XVe congrès du Parti approchait vite : il aurait lieu en juin. Et Coulvin, à la section des cadres, avait un travail fou. Chaque congrès voyait en effet un renouvellement important des responsabilités, de nouveaux venus accédant aux postes de direction, et Coulvin devait veiller à la bonne marche des promotions. Dans son bureau se succédaient les militants obscurs ou les vedettes du Comité central, qui venaient remplir une biographie. Ce n’était pas la première fois pour nombre d’entre eux, mais la loi interne du Parti le voulait : à chaque fois qu’un camarade grimpait un échelon, il lui fallait passer par le rite obligé de la rédaction de sa « bio ». Personne ne pouvait conserver un double de ses déclarations. Des anomalies, même minimes, étaient parfois décelables lors des rédactions successives, à des années de distance. Coulvin savait tirer parti des failles de la mémoire.

            Il accueillit un membre de la Fédé des Bouches-du-Rhône, journaliste, qui devait prochainement quitter la rédaction de l’hebdomadaire local pour venir à Paris et faire son entrée au service des sports de l’organe central du Parti.

            C’était le matin, et Coulvin était d’humeur agressive. Il avait dû se lever tôt et abandonner un corps féminin très accueillant pour venir accomplir son œuvre de bureaucrate tatillon.

            Le type des Bouches-du-Rhône, Coulvin le classa immédiatement : apolitique, abruti par les résultats sportifs, et cette bonne allure servile qui trahissait l’arriviste assoiffé d’ascension.

            Il lui tendit le questionnaire de la bio, et feuilleta les journaux du matin tandis que l’autre s’escrimait à bien répondre. Coulvin termina sa lecture, et l’autre suait toujours. Il se prit à l’observer, en sentant monter en lui une envie irrésistible de se foutre de la gueule de ce type. Il avait l’air empoté, sanglé maladroitement dans un costume bon marché. Coulvin saisit le premier feuillet ; ça commençait bien. Le type était un ancien coureur cycliste, sympathisant depuis 1948, et recruté en 1950… Il avait trente-sept ans. Coulvin lut le paragraphe concernant la période de la guerre. Ancien STO dans une usine dépendant de la Luftwaffe. De 1943 à 1945.

            Coulvin haussa les épaules et classa la fiche. Le type des Bouches-du-Rhône sortit après lui avoir serré la main. Une étreinte molle, écœurante. Coulvin eut la nausée. Des coureurs cyclistes !

            Durant toute la journée, il reçut une cohorte de fonctionnaires du Parti, discutant avec eux, notant des indications. En fin d’après-midi, il eut une entrevue avec Delouvert. Il s’agissait de composer la liste définitive des membres du Comité central, qui seraient « élus » par le congrès de juin. Travail difficile. Dosages délicats, manœuvres subtiles.

            Enfin, Coulvin fut libéré en début de soirée, et partit se promener seul dans Paris. Les journaux du soir étaient pleins de « faits divers » relatifs à la guerre qui s’éternisait en Algérie, et ne voulait pas dire son nom.

            Il s’assit à la terrasse d’un café et commanda un blanc cassis. Il porta le verre à ses lèvres, et savourait cette première gorgée, sucrée, fraîche, lorsqu’il se mit à tousser violemment. Bordel de Dieu ! jura-t-il. Il regarda sa montre. Il était 20 h 30. À la caisse du café, il demanda un jeton de téléphone, s’enferma dans la cabine et fit le numéro du siège du Parti.

            — Allô ! Coulvin à l’appareil, passe-moi l’accueil…

            À l’approche du congrès, les militants du Parti d’origine provinciale se déplaçaient plus que d’ordinaire. Un petit bureau était chargé de leur trouver un logement chez des adhérents parisiens, pour la durée de leur séjour. Le gars qui s’occupait de l’accueil allait partir à l’instant où Coulvin avait appelé…

            — Qu’est-ce que tu veux ?

            — Un camarade des Bouches-du-Rhône… Il est arrivé hier soir. Je l’ai vu aujourd’hui, mais il faut que je lui demande autre chose. T’as son adresse à Paris ?

            L’ancien coureur cycliste était logé par la section du 18e. Coulvin nota l’adresse, remercia, puis sauta dans un taxi. Arrivé à l’immeuble indiqué, il grimpa quatre à quatre les escaliers et sonna. Le type des Bouches-du-Rhône n’était pas là : ce soir, il sortait.

            — Vous savez où ?

            — Aux Folies-Bergère.

            — Aux Folies-Bergère ?

            — Ben oui…

            Coulvin dévala les marches des trois étages et héla un autre taxi. Aux Folies, le spectacle n’était pas commencé et il put cueillir le type des Bouches-du-Rhône dans la queue.

            — Viens, on retourne au siège, j’ai oublié de te demander quelque chose !

            — Hé, mais j’ai payé mon billet !

            — Plus tard, allez, allez.

            Le type insista, et Coulvin finit par capituler. Ils se retrouvèrent assis sur la moleskine d’un tabac des Grands Boulevards.

            — Sur ta fiche de bio, t’as inscrit tes états de service durant la guerre : tu as bossé dans une usine de la Luftwaffe…

            — Bah oui, mais tu sais, à cette époque-là…

            — Ouais, ça va, ça va, je te demande rien ! Le nom de l’usine ?

            Le type des Bouches-du-Rhône donna le nom de l’usine, puis le nom du camp où il avait été interné. Puis le numéro de la baraque où il couchait.

            — Tu as connu un gars, STO aussi, qui s’appelait Castel, alors ?

            À cette époque, 1959, Castel, simple membre suppléant du Comité central, était peu connu dans le Parti.

            — Castel ? Ah oui, je me rappelle bien…

            — Quel genre de gars c’était ?

            — Ah ben, je peux pas te dire, on était beaucoup, juste un copain parmi d’autres, quoi.

            — Il discutait politique ?

            — Ah non, jamais ! Tu sais, les Boches nous surveillaient, c’était dur !

            Coulvin réprima sa colère devant la suffisance de ce type, qui entendait jouer les martyrs.

            — Tu te rappelles rien de plus, sur lui…

            — Bah non, et puis comme il est pas resté très longtemps…

            — Quoi ?

            — Bah non, moi, je suis arrivé en 43, en juin, et lui, il est arrivé en décembre, après, moi, j’ai été muté dans un autre camp, en janvier, alors je l’ai pas connu bien longtemps. Mais on bossait ensemble, à l’usine.

            — Tu es sûr des dates ?

            — Ah ouais ! On l’a amené au camp la veille de Noël. La Gestapo. Il nous a dit qu’il s’était évadé. C’est pour ça que je me rappelle.

            Coulvin, satisfait, laissa retourner le type aux Folies-Bergère et, songeur, se dirigea vers le siège du Parti.

            Il monta jusqu’au bureau de Delouvert, à qui il raconta sa découverte. Delouvert hocha la tête, et son regard brilla derrière ses grosses lunettes.

            — Intéressant, dit-il laconiquement.

            — On le voit ce soir ?

            — Oui, autant régler ça tout de suite.

            Coulvin appela un membre du service de sécurité du siège et lui remit un papier à l’adresse de René Castel, qui habitait Saint-Ouen.

            Une heure plus tard, René Castel pénétrait dans le siège. Le militant du service de sécurité lui indiqua le bureau de Coulvin. Castel frappa, puis entra. Derrière le petit bureau, Coulvin et Delouvert attendaient.

            — Assieds-toi, camarade Castel.

            Coulvin tendit une feuille de papier et un crayon et rapprocha la lampe pour que Castel soit à l’aise.

            — Succinctement, tu nous rédiges un résumé de tes années de guerre.

            — Mais, il y a trois jours, j’ai déjà donné une nouvelle bio !

            Delouvert sourit à Castel. Penché sur sa feuille, il sentait de grosses gouttes de sueur perler sur son front. On avait interrompu un repas familial pour lui faire remplir ce papier… Que voulaient donc Coulvin et Delouvert ? Lorsqu’il eut terminé sa rédaction, Coulvin la lui fit signer. Il la lut rapidement. Arrivée au camp STO en décembre 1942 et retour en France en 1945.

            — Pourquoi mens-tu ?

            Castel fixa Coulvin, incrédule. Il ne put réprimer un tremblement violent qui agita ses mains.

            — Mentir ? Mais j’ai toujours dit au Parti…

            — Pourquoi mens-tu ?

            — Mais je ne mens pas !

            Castel avait hurlé. Il se prit le visage dans les mains, et pleura.

            — Camarade Castel, voici une nouvelle feuille. Tu vas écrire là-dessus ce que tu as fait de juin à décembre 43.

            Castel était blême. Il tenta d’écrire, mais il ne put venir à bout de la première ligne. Alors Delouvert se décida à poser des questions.

            — Camarade Castel, le Parti sait. Quand es-tu arrivé en Allemagne ?

            — En décembre 42.

            — Quand es-tu rentré définitivement en France ?

            — À la fin de la guerre.

            — Tu es revenu en France, entre ces deux dates ? Et René Castel, en larmes, raconta son retour en France, en juin 1943.